Des fois, la vie « chiang mai ».

4 Mai

Nos états d’âme dépendent-ils de l’endroit où ils naissent ? Je me plais à penser que non. Parce qu’à Chiang Mai, une petite ville ouverte entre les joyaux de Sukhothai et le Triangle d’or de tous les fantasmes, j’ai douté de presque tout. Voilà huit mois que nous sommes sur la route. Huit mois, au regard de certains des parcours que nous croisons chaque semaine, c’est rien. Absolument rien. Et en même temps, en huit mois, notre petite rivière intérieure a commencé à gonfler. Elle est d’abord sortie des vacances. Et même, sortie un peu de son lit en Nouvelle-Zélande. Depuis, elle a repris son cours. Mais elle a grossi. Et, dans le « tohu-bohu triomphant », elle charrie maintenant avec elle ce qui est remonté à la surface, et ce qui au contraire n’avait rien à y faire. Les sédiments de nous ! « Si t’en voulais pas, t’avais qu’à pas tout remuer comme ça… » Le voyage se déploie dans nos vies, dans nos corps. Et pour s’installer, se déployer, il nous bouscule, frontal. « Quand on aime, il faut partir », écrit Baudelaire. S’il l’a dit en ce sens, en effet, ce n’est pas seulement un génie : c’est aussi un roi.
Alors voilà, ça valdingue. Je me sens fragile. Ici, ces quelques jours, les bons choix ne m’apparaissent pas comme des évidences. Je suis à tous les vents. Et surtout j’ai peur pour les gens que j’aime. C’est surtout ça. C’est même seulement ça. Tout le reste, je le sens, se greffe à cette peur, exacerbée par la distance et le temps.

 

 

C’est encore Chiang Mai qui m’a renvoyé à la gratuité de notre voyage. C’est un fil étrange, la gratuité. Tu vis une des périodes les plus intenses de ta vie. Et en même temps, rien ne t’y oblige. Rien vraiment ne t’y invite non plus. C’est toi et toi seul qui invente cette histoire. Alors, quand c’est fabuleux, on a parfois le vertige, difficile à décrire, de la facilité de se servir. Et puis, quand ça dérape, quand rien n’est à la bonne place, quand tu coules un peu, que tu remontes, que tu respires moins bien, tu dois inventer pourquoi tu restes. « Si t’es mal, il n’en tient qu’à toi de rentrer. Tu modifies ton billet d’avion. Ca prend un quart d’heure. » Et pourtant, tu ne rentres pas.

 

 

On a bu à Chiang Mai des thés mousseux, qui laissent en surface une étrange pellicule orange, au goût assez âcre. On en a bu beaucoup. Longtemps. On repoussait de semaine en semaine le moment de se faire une vraie pause dans le voyage. Chiang Mai me l’impose. Et je l’impose à Jacqueline. Alors on a passé et repassé les fortifications de la ville. J’ai tenté de m’apaiser au feu de Wat Phra Singh, le temple qui abrite le Bouddha Lion, la figure la plus vénérée de la région.

 

 

Tels des bouchons, on s’est laissés dériver dans le labyrinthe des marchés du week-end. Des amulettes encore en pagaille, des pyramides de tissus en tous genres, du coton le moins cher du monde aux pièces de soies subtiles, tissées sur des métiers ancestraux, loin dans les campagnes perdues du nord. Ca embaume le graillon, le curry, la citronnelle.

 

 

 

Des brochettes de petites boulettes de viande jaune, des morceaux inconnus qui flottent à la surface de soupes vertes, d’énormes blocs de glace qui font frigo.

 

On n’y a pas coupé: on a aussi grignoté quelques larves. Les Thaïs les « récoltent » sous l’écorce des bambous. En les avalant, on ferme fort les yeux, pour défier notre dégoût. Aussi utile que d’appuyer plus fort sur les boutons de la télécommande quand il n’y a presque plus de piles… Vous n’aurez donc plus de chips en rentrant. On a trouvé le produit de substitution miracle, à l’apéro. Le Subutex protéiné des crackers et autres olives à la con.

 

 

Je sais pas si ça s’entend mais voilà, ça sent le « loin de chez toi », ça sent  » je vacille un peu », mais, Dieu merci, ça sent aussi l’Asie. A plein corps.

 

 

Tout le monde l’a dit avant nous. Le cliché est archi essoré. Tant pis. Je remets une petite louche dans la marmite de la généralisation. Il y a ici une douceur endémique. C’est pas de la chaleur brésilienne. C’est pas de l’hospitalité malienne. C’est quelque chose de moins évident. De plus fin, à moins que ça nous soit simplement plus étranger. La délicatesse des petits gestes féminins, quand personne ne regarde. Cette capacité, jamais démentie, de montrer à l’autre que tu l’écoutes, quelle que soit l’importance du sujet. Les bouquets d’encens, à la base rouge, qui laissent échapper leurs volutes grises. L’Asie, masseuse du monde, après les contractures de tous les autres continents. Comme toujours, tu perçois d’autres choses, d’autres intensités, quand ton voyage est un peu plus à vif.

Le contraste de tous ces mondes qu’on traverse me mord la goule de plus en plus fort de mois en mois. Il y a quelques jours, la petite fille qui nous a vendu une rose à moins de 10 baths, entre le moment où elle est arrivée et le moment où elle a pris la pièce, ne m’a pas lâché le regard. On a vu des hommes cul-de-jatte mendier sur des skate-boards, comme s’ils rampaient. Des vies écaillées qui ne commenceront pas. L’élégance, la délicatesse de l’Asie les broient, sans la moindre retenue. Sans le moindre possible.

 

 

Je n’ai pas mauvaise conscience. Même un peu perdu à Chiang Mai, même confronté à nos égoïsmes, j’ai encore envie d’ailleurs. Je sais pourquoi nous voyageons. N’empêche, je veux pas m’inventer de fausses prières. Même si on ne le conduit pas, nous sommes confortablement assis dans le rouleau-compresseur de la douceur. Le monde que nous découvrons donne la place à de monumentales indignations. Nous les avons plus que jamais. Mais ça ne vaut rien. Ce monde-là donne aussi la place à la Résistance. Et, alors que nous savons, alors que nous voyons même, nous ne sommes pas dans le train.

On repasse encore et encore au petit café d’en bas. Les thés qui moussent orange nous réchauffent. La jeune fille du lieu apprend le français, dans un dictionnaire d’occasion. On échange tous les matins quelques traductions dans un sens contre quelques traductions dans l’autre. Elle nous fait aussi de petites crêpes à sa sauce. Dès qu’elle s’éclipse, nous deux, on bavasse et on bavasse encore.

Ca sert un peu le bide Chiang Mai. Ca sert bien le bide même. Mais il faut huit mois et une ville comme celle-là, pour arriver dans des recoins de nous qu’on ne connaissait pas bien. Ca n’a pas de prix, Chiang Mai.

 

3 Réponses to “Des fois, la vie « chiang mai ».”

  1. Dav & Sand 14 juin 2012 à 11:38 #

    Comme un sentiment de déjà vu…envie et surtout besoin de se poser…mais à l’envers de Bertrand à sa douce…
    On vous suit dans votre temple aux mille et une interrogations…à notre manière…
    Sandrine

  2. Yvan 14 juin 2012 à 12:10 #

    Après un break dans la lecture de votre blog je reprend le fil de vos aventures sur cet article. J’ai repris le bouilot il y a 4 jours et l’envie de repartir à quadruplée …
    Profitez, profitez, profitez.

  3. Aclaire 18 juin 2012 à 09:59 #

    Le chemin intérieur est un dur parcours, mais aussi la plus grande aventure humaine, sans tohu-bohu ont n’avance pas… vivez ses moments présents pleinement et dans la vérité… profitez mes p’tits loups…vivement de vous retrouver!!

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