Question d’habitudes

7 Mai

On n’est pas fâchés de quitter Chiang Mai. On sait qu’on n’a rien vu de ses montagnes, de ses rizières ni de ses villages « ethniques ». On a eu ici autre chose « à l’esprit ». Les choses de la vie ne s’arrêtent pas parce qu’on est en voyage. Ce n’est pas parce qu’on est loin qu’il y a « pause ». Non, dans rien. Un an de vie, ce n’est pas un an de vacances. On est en voyage, en route, en chemin, en mouvement, en exploration, en construction, en plein dedans. Alors, aussi provocateur que cela puisse peut-être paraître, on ne se dit jamais : on est en vacances. On n’est pas fâchés de quitter Chiang Mai. Après les « nœuds dans le ventre » qui se sont serrés ici, après de longues tergiversations, on n’est pas fâchés de reprendre la route. Celle-ci particulièrement. Pas question de la prendre à moitié. On ne pouvait pas ne pas être complètement là. C’est le Mékong tout de même !

C’est par lui, mythe parmi les mythes, qu’on rentre au Laos. Il faut d’abord aller le chercher là tout là-haut, au Nord de la Thaïlande. Jusqu’à la frontière, c’est déjà 6h de minibus M’sieurs Dames ! Le chauffeur a failli nous oublier et on décolle avec une heure de retard. Mais on est à bord. Devant nous, hasard de la vie, est assise une Néo-zélandaise qui a très envie de papoter. Et de se bidonner. C’est Catherine, ancienne infirmière. Première caractéristique immanquable : elle a décidé que la vie ne s’arrête vraiment pas à 60 ans. Derrière nous, Patricia, une Suisse allemande, qui parle un français impeccable. A côté d’elle gazouille Luiz : 3 ans et déjà plusieurs mois de voyage au compteur. Comme sa sœur, Paula, 5 ans. Daniel, le papa l’occupe à l’arrière en essayant de se passionner pour le UNO. Patricia, Daniel et leur marmaille « qui ne braille pas », sont en « tour du monde », comme on dit sans imagination. Pour un an. Tout de suite, ils nous « attachent » . Ils parlent couramment français, anglais, espagnol et allemand… of course ! Pour autant, pas de quoi faire les malins. Ils dégagent juste une incroyable douceur. Un équilibre simple.

Ah oui, il y a à côté cet Allemand qui dort comme un bébé tout le long du trajet. Qui se réveille de temps en temps en esquissant juste le sourire d’un bienheureux. Et pour finir, un couple d’Israéliens, pas aimables. Mais faut pas généraliser, on sait jamais.

Et pis y’a nous bien sûr. Ça papote là-dedans. Ça sympathise. Ça renifle le voyage. Les heures de route paraissent moins longues surtout que l’arrêt-pipi ici se fait près du « temple blanc », le Wat Rong Khun, au sud de Chiang Rai.

 

 

On en oublierait de vider sa vessie tellement cette construction est étrange. Plutôt qu’un temple, on croirait, un château hanté ou un palais de princesse. C’est selon…

Au premier abord, il évoque en tous cas, moins un lieu de culte qu’un parc d’attractions. En fait, c’est un hommage à l’actuel roi de Thaïlande. On croise ici, pêle-mêle, les créatures de l’enfer et la blancheur absolue, symbole de la pureté du bouddhisme. On reste un peu, comment dire, hébétés… Mais pas d’inquiétude ! Il nous reste assez de bus pour dénouer cette impression et nous remettre de tous ces mélanges de genres.

 

Redécollage vers le Mékong. Paula et Luiz grignotent des bretzels et on finit par arriver à Chiang Khong, qui n’a d’intérêt que d’être en face du Laos.

 

 

Pas très loin non plus de la Chine, et aussi de la Birmanie, le fameux « triangle d’or ». On mesure ce que ça veut dire d’être en particulier sur ce petit coin de planète-là. Le soir s’avance doucement. Chacun a pris ses quartiers dans la pension qui grouille de voyageurs. On discute en attendant le dîner avec Catherine et Lilith, une jeune française. Et voilà que notre bla-bla une nouvelle fois s’emballe et devient plus que ça. Dans la nuit, nait une de ces conversations qui fait l’énergie du voyage. Une de ces rencontres rares, qui nous souffle simplement que tout est possible. Que nos vies n’appartiennent qu’à nous. Lilith a 26 ans, dont déjà neuf passés…en Chine. Elle parle couramment le chinois. Et elle ne fait pas la maline non plus. C’est juste…normal. Evidemment elle a fui une situation familiale trop compliquée. Elle se protège, au loin. Mais ça n’enlève rien à son courage. Elle a bataillé, elle a galéré, et là voilà à la tête d’une exploitation d’arbres à caoutchouc dans le Yunnan. On sent en elle beaucoup de douleurs, mais aussi une force de vie, envers et contre tout.

Au matin la jeune femme s’est évaporée. Pas son histoire, qui remplit notre sac à dos invisible de partage- cadeaux du voyage. Nos vrais sac à dos eux sont à nouveau sur nos épaules, pour l’opération « sortie de Thaïlande/obtention VISA/entrée au Laos/embarcation ».

 

 

Evidemment ça parait simple comme ça, sauf qu’on est un peu loin des accords de Schengen !  Avant de remplir les formulaires, il faut faire quelques kilomètres dans une benne de 4X4, traverser une rivière en barque, trouver le service immigration, faire un grand sourire au monsieur au guichet et bien sûr lui donner 30 dollars, et puis attendre que la dizaine de personnes là derrière ait mis son « stample » et puis, une fois autorisés à séjourner au Laos, tenter de trouver où on peut bien prendre ce fichu bateau sur le Mékong.

Au bout du compte, l’opération aura duré quelques heures, mais on y est presque ! Il faut encore marcher sous le cagnard de midi pour rejoindre notre nouvelle roulotte. La p’tite bande du minibus embarque « groupir », dans ce qui ressemble plus à une longue, longue, longue barque très instable qu’à un paquebot romantique. On s’apprête pourtant à y passer…deux jours complets ! Ces slow-boat (bateaux lents) sont aussi les transports en commun des habitants des villages du Mékong. Alors à bord se mélangent les « backpackers », les « sacs au dos » comme nous, et les familles qui rentrent, qui partent, qui transportent un vélo, des provisions, des tas et des tas de sacs. Hop ! sur le toit !

 

 

Pour ce premier jour, on est à l’arrière du bateau, tout près du moteur, complètement à découvert, qui fait un vacarme pas possible. C’est tout juste si on s’entend parler. Et le bateau finit par se mettre en branle, après moultes manœuvres laborieuses pour ne pas foncer dans un autre bateau ni dans le terre-plein. Dans le joyeux cirque de l’embarquement, on ne s’en est pas encore rendu compte, mais voilà : l’eau qu’on peut toucher en se penchant un tout petit peu, l’eau sur laquelle on flotte, on glisse, on respire, cette eau c’est celle du MEKONG. Il est des réalités comme ça pendant le voyage auxquelles on s’habitue et auxquelles on ne s’habitue pas. On découvre que nos rêves existent vraiment. Et en même temps, c’est juste…normal. Normal oui, parce que le long des rives brunes, il y a des vies normales. Des pêcheurs, des enfants qui se baignent, des gens qui ne font rien. Il y a la vie qui coule. L’eau, toujours et jamais la même. Le mythe qui est lui aussi chair et os.

 

 

Comme je descendais des fleuves impassibles, je ne me sentis plus guidés par les haleurs, aurait écrit Rimbaud à bord. C’était sans doute ailleurs. Pas de peaux-rouges criards sur les rives. Pas de poteaux de couleur. Du sable, des collines vertes. Des rochers déserts. Puis des eaux grouillantes de mille visages. Le Mékong de chair et d’os.

 

Catherine au ukulélé

A bord, la vie s’organise, un groupe de jeunes Néérlandais a pris notre sexagénaire Catherine sous sa coupe et est aux petits soins…Là voilà qui joue du ukulélé avec son p’tit voisin.

 

Daniel et Luiz apprennent la photo

 

 

Luiz lui fait le pitre avec les Japonaises et réveille les bébés laotiens.Daniel patiemment lit et relit des histoires aux enfants.

Tout le monde rêvasse, discute, dragouille.

 

Et puis ça se gâte. Un vent fort s’est levé d’un coup. Et les Laotiennes à bord ne rigolent plus du tout. Elles ont peur de l’esprit du fleuve. Le ciel est devenu tout noir, une grosse pluie commence à tomber. Et ça tangue sec sur notre petite coquille. Si l’esprit du fleuve ne nous impressionne pas trop, on doute sérieusement des capacités du bateau à rester à flot. Un coup de vent plus fort que les autres manque de nous faire chavirer pour de bon. Heureusement (Esprit, es-tu là ?), on est tout près d’un banc de sable où l’on s’échoue…en respirant un bon coup. Tout le monde s’est soudain mis debout, prêt à sauter. On ne fait pas les fiers.

Sauvés des eaux, on se rend compte que le spectacle autour de nous est magique. La nature s’étend, trempée, dans un noir et blanc irréel.

 

 

Les cieux se calment à nouveau et on repart. Il fait nuit noir et il pleut averse quand on arrive à Pakbeng, village à flanc de collines, où on va passer la nuit. On monte tous entassés dans une espèce de camion benne qui nous emmène à la pension, dégoulinants. Premier jour au Laos. Premier jour sur le Mékong. On se retrouve sur la terrasse en bois avec notre copine néo-zélandaise et nos copains suisse. Paula et Luiz mangent des frites et courent partout. Patricia nous raconte, ces moments de calme, ces moments à elle qu’elle essaie de trouver, elle qui a si souvent voyagé seule. Catherine nous raconte les quatre enfants qu’elle a élevés seule. Ses levers à 5h du matin pour méditer avant que tout le monde se réveille.

Les gens sont extraordinaires.

Même ceux de la pension qui n’arrêtent pas d’essayer de nous rouler. Faut dire que le kip laotien ne vaut rien, on se retrouve millionnaires sans plus rien comprendre. Mais bon, après tout, 10000 kips pour moi ça ne change pas grand-chose. 10000 kips c’est un euro. « C’est pour le principe », me sermonne Bertrand. Le principe peut-être, mais si 10000 kips, ça peut changer leur quotidien ? Oui, je suis un peu naïve, les arnaqueurs ne sont pas forcément ceux qui en ont le plus besoin. Je repense à la petite fille à la rose, en Thaïlande, qui a refusé de prendre plus que le prix de sa fleur.

La pluie s’est soudain arrêtée pendant qu’on partageait une bière. Nos vêtements sèchent partout dans la chambre. Le Mékong coule là en bas. On ne le voit pas. Tout est noir. On voit juste, je sais pas, quelque chose comme un bout de l’intérieur de nous qui ressemble ce soir à celui des autres.

Le spectacle du matin lui ne ressemble à rien de connu.

 

 

Les eaux torturées du Mékong s’agitent, une brume féérique habite les arbres en face. Et aujourd’hui encore on va naviguer à travers le Laos. On prend tant et si bien notre temps ce matin, descendant tranquillement vers les berges, que le bateau est plein à craquer quand on arrive. Cette fois on se retrouve donc tout devant…Avec les familles laotiennes.

 

 

En face de nous, il y a aussi un belge d’origine marocaine. Il vit à Bruxelles et ne tarit pas d’éloge sur son pays. On n’a cessé de croiser dans notre voyage des personnes fières de leur pays, enthousiastes, animés d’une vraie envie de construire leur nation. On n‘a jamais, jamais constaté ce sentiment chez les Français, à commencer par nous. Les Français critiquent toujours leur pays. On n’en a plus envie, on n’y croit plus. On n’en est pas fiers. Oui, on baisse la tête d’être français. Ce sont les autres qui sont fiers pour nous : le pays des Lumières, une nature si variée, interminable, une qualité de vie précieuse et une langue belle. On essaie de se répéter ça. On aimerait ça, porter des T-shirts de la France comme les Brésiliens de leur pays, sans que ça fasse Front National. Juste parce qu’on serait un pays qui avance, qui accueille, qui a envie.

Je pense à tout ça alors que les rives du Mékong continuent de respirer avec nous toute la journée.

 

 

10h, 11h à naviguer. Le paysage devient presque familier. Mais non décidément, je ne m’y habitue pas. Le pêcheur qui jette son filet. Ce geste majestueux de vie, de survie. Chaque fois j’ai envie de capter ce moment avec mon appareil. Chaque fois. Sans me lasser jamais. Le mouvement unique de chacun. Il nous devient familier. Mais on ne s’y habitue pas. C’est toujours miraculeux.

Le soleil va se coucher sur le Mékong, on arrive sur les rivages de Luang Prabang, dans le Nord du Laos. Non, je ne m’habitue pas à être en voyage. Jamais, je ne pourrais m’habituer à être en vie.

Une Réponse to “Question d’habitudes”

  1. Yvan 3 juillet 2012 à 15:38 #

    Content de voir que la dynamique est revenue. Il est vrai que parfois la lassitude nous gagne car comme vous le dites bien ce ne sont pas des vacances mais un voyage.
    En tout cas merci pour ce récit. Des souvenirs Vietnamiens me reviennent en mémoire et l’envie de quitter ce bureau étriqué se fait sentir. Tant pis pour le boulot, je me lève !

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